imagesPDG du groupe Scor, Denis Kessler constate une expansion de l’univers des risques. Et analyse ce paradoxe historique : dans des sociétés de plus en plus riches et technologiques, l’aversion au risque augmente.

Comment expliquez-vous la multiplication des risques ?

L’univers des risques est bel et bien en expansion et cela apparaît paradoxal car pendant longtemps, on croyait que le progrès scientifique permettrait de réduire, voire d’éradiquer, les risques. Or, c’est le contraire qui se produit. On a l’impression que la fréquence et la gravité des risques augmentent, ce qui se traduit par un sentiment croissant d’insécurité. Les risques traditionnels – inondations, éruptions volcaniques, tremblements de terre et autres – demeurent. S’y ajoutent désormais les risques liés aux avancées scientifiques et technologiques. La science permet certes de mieux maîtriser certains risques mais elle crée en même temps de nouvelles formes de risque. Prenons un exemple : les progrès technologiques ont créé l’Internet et les réseaux – ce qui est positif car cela permet de mieux comprendre et connaître les risques – mais ont donné naissance aux cyber-risques et à la cybercriminalité dont la gravité croît. Autre exemple, l’essor des biotechnologies a permis de développer des espèces plus résistantes aux sécheresses ou aux insectes, mais sont susceptibles de créer des risques physiologiques. Aux risques du fait de Dieu – les catastrophes naturelles – s’ajoutent les risques du fait de l’Homme, liés au développement des activités économiques et technologiques, tels que les risques industriels, les risques financiers… Et s’y ajoutent malheureusement les risques du fait du diable, c’est-à-dire les destructions et violences volontaires, relevant des crimes, des guerres ou du terrorisme.

Quels sont les risques les plus importants ?

Beaucoup sont surpris de découvrir que la nature reste – même dans nos économies avancées – la principale source de risques, plus des trois quarts du coût des destructions mondiales. Ceci est notamment dû au fait que les populations et leurs activités économiques se concentrent dans des zones à risque. Aux Etats-Unis, les deux Etats qui se développent le plus sont aujourd’hui la Floride et la Californie, chacun étant fortement exposé aux ouragans et aux séismes. On peut également citer Tokyo, Vancouver ou La Nouvelle-Orléans, situées dans des zones naturelles à risque. Un autre risque particulièrement préoccupant est celui d’une pandémie mondiale. Autrefois, les épidémies restaient localisées. Mais aujourd’hui, dans un monde globalisé, un virus peut se propager très rapidement à travers le monde entier et affecter une fraction importante de la population mondiale. Par ailleurs, la réassurance porte une attention toute particulière aux risques émergents, issus du développement de l’intelligence artificielle et des robots, des nanotechnologies… Ce que l’on redoute également aujourd’hui, c’est une attaque hyper-terroriste de type NBC (nucléaire, bactériologique ou chimique) qui pourrait avoir des conséquences dramatiques, compte tenu de la concentration de populations.

Enfin, nous sommes très vigilants concernant les interactions potentielles entre les risques, notamment dans le cas des événements extrêmes, que nous appelons les « queues de distribution ». Prenons l’exemple du réchauffement climatique : ce dernier entraîne la libération de poches de méthane millénaires en Sibérie par le dégel du permafrost. Plusieurs milliards de tonnes de ce gaz pourraient être libérées dans l’atmosphère, ce qui aurait pour effet d’accélérer considérablement le réchauffement. En outre, ce phénomène pose la question de la résurgence possible de souches de virus inconnues, enfermées dans le permafrost depuis la dernière glaciation.

Inutile de rappeler que la Terre a connu de nombreux événements cataclysmiques qui, s’ils se reproduisaient aujourd’hui, auraient des conséquences mondiales considérables. C’est notamment le cas du tremblement de terre de Lisbonne de 1755. La reproduction d’un événement volcanique similaire à l’éruption en 1815 du volcan Tambora aurait aussi des conséquences dévastatrices (1). Cette éruption d’une puissance colossale avait propagé dans l’atmosphère un voile de poussière, filtrant ainsi le rayonnement solaire et entraînant un bouleversement climatique à l’échelle mondiale : une « année sans été » en Europe, une sécheresse en Inde, un déluge en Chine, un tsunami issu de la fonte des glaces dans les Alpes, un cortège de famines en Europe et en Asie, et même des épidémies de choléra et de typhus !

Comment identifier les risques futurs ?

Les chercheurs et les scientifiques sont les vigies de l’univers des risques. Par exemple, les effets pervers de l’amiante ont été mis en exergue dans une revue scientifique dès 1932. Ils ont été ignorés pendant des décennies, on aurait pu éviter des milliers de victimes. Chez SCOR, nous sommes donc en veille permanente sur la recherche scientifique. Nous étudions aussi les grandes catastrophes historiques pour estimer l’impact de ces événements s’ils se reproduisaient aujourd’hui. C’est ainsi que nous avons récemment étudié un tremblement de terre encore inconnu il y a vingt-cinq ans : le séisme de Great Cascadia, qui s’est produit sur le littoral Pacifique au Nord-Ouest des Etats-Unis en 1700, et qui avait une magnitude exceptionnelle de 9. A l’époque, cette région était déserte. Depuis, on y a construit les villes de Portland, Seattle, Vancouver… Si une réplique de ce séisme devait se produire aujourd’hui, les conséquences seraient catastrophiques. SCOR a d’ailleurs émis une obligation spécifique (cat bond) pour se prémunir contre le coût d’un tel événement dans cette région du monde.

Comment lutter contre ces nouveaux risques ?

Le principe de prévention est plus important que le principe de précaution. Si ce dernier signifie qu’il faut s’abstenir de développer des technologies dès lors qu’il existe une incertitude sur leurs conséquences, alors le principe de précaution est lui-même dangereux, dans la mesure où il pourrait ralentir le progrès scientifique et l’innovation. La solution aux risques passe par le progrès scientifique, dont il faut identifier et maîtriser les éventuels effets pervers.

Quels sont ceux qui sont aujourd’hui au cœur de vos préoccupations ?

Aujourd’hui, le risque le plus difficile à cerner est le cyber-risque. En quelques années, ce risque a explosé et il a muté. Dans la phase actuelle, il s’agit moins de piratage des données que des conséquences dramatiques résultant d’une cyber-attaque sur les objets connectés. Un terroriste prenant le contrôle à distance d’un avion, d’une ligne de production dans une usine, ou d’une centrale nucléaire pourrait provoquer une grande catastrophe. Actuellement, on dénombre une centaine de cyber-attaques par seconde dans le monde ! La responsabilité civile est aussi une préoccupation importante, d’autant plus que ses conséquences peuvent se prolonger sur des décennies, comme ce fut le cas pour l’amiante. Les risques alimentaires ainsi que ceux liés à la médication doivent aujourd’hui se penser à une échelle mondiale. Les erreurs de Charles Bovary ne dépassaient pas Yonville ! Nous pouvons aussi citer les risques issus des grandes migrations humaines. La quête de nourriture, d’eau et de sécurité entraîne des déplacements croissants de populations, qui peuvent perturber les équilibres politiques, sociaux et économiques.

Le XXIe siècle sera celui du risk management généralisé, ou ne sera pas !

1) : D’Arcy Wood Gillen, L’année sans été – Tambora, 1816, le volcan qui a changé le cours de l’histoire, La Découverte, 2016.

 

Source: lopinion.fr